Un autre porno est-il possible ?

, Numéro 10

Fin 2020, l’affaire dite des « French Bukkake » secoue l’industrie porno en France. Dix-huit hommes sont mis en causes pour des motifs tels que le viol aggravé, la traite d’êtres humains en bande organisée et le proxénétisme aggravé. Une cinquantaine de femmes ont été identifiées comme victimes présumées par l’enquête judiciaire. Avec le travail d’investigation journalistique de Mediapart, l’enquête avait aussi permis de révéler l’implication de deux diffuseurs majeurs de pornographie en France : Dorcel et Jacquie et Michel. Cette affaire, d’une ampleur et d’une violence inédites, révélait au grand public les rouages d’une production largement consommée par la population.

La question du porno n’est pas nouvelle dans le débat public ni dans les débats féministes. Elle a été un des éléments de polarisation des sex wars aux Etats-Unis dans les années 1970, opposant les féministes anti-porno (Andrea Dworkin en cheffe de file), aux sex-positives (parmi elles Gayle Rubin, Dorothy Allison). Les premières  arguent que la pornographie met systématiquement en scène de la violence envers les femmes, favorisant sa reproduction au sein de la société. Les féministes sex-positives, à l’inverse, leur reprochent une vision cloisonnante de la sexualité et militent pour que les femmes puissent en disposer complètement. Elles défendent le fait que le travail du sexe, dont la pornographie, doit pouvoir s’exercer s’il n’est pas forcé, au même titre que les autres formes de travail.

Ce débat, cristallisé autour de la question des violences, reste actuel cinquante ans plus tard. Les rapports publiés en 2023 du Sénat et du Haut Conseil pour l’Egalité notamment dénoncent la « pornocriminalité», les représentations de la sexualité données à voir et les conséquences en matière de délinquance voire de criminalité sexuelle, en particulier auprès des jeunes. La pornographie serait une des causes principales des violences sexistes et sexuelles en donnant à voir une image dégradante des femmes, et en érotisant les violences racistes, pédocriminelles, incestueuses. Les jeunes seraient d’autant plus susceptibles de prendre ces représentations comme normales et la diffusion de la pornographie opérerait une sorte de « fabrique d’agresseurs » massive. Précisons ici que les auteur-ices de ces deux rapports sont, pour beaucoup d’entre elles-eux, membres d’associations abolitionnistes et anti-porno.

De ce fait, les autorités françaises mettent en place des dispositifs ayant vocation à protéger les utilisateurs-ices et notamment les mineur-es, et à renforcer les dispositifs de contrôle de l’âge sur les sites pornographiques. Depuis l’arrêté du Conseil d’Etat, entré définitivement en vigueur le 15 juillet 2025, plusieurs de ces plateformes ont bloqué complètement l’accès à leurs utilisateurs-ices français-es. Si on comprend l’intérêt pour ces plateformes de ne pas instaurer de contrôle d’âge plus efficace (lequel consistait jusque-là en une case à cocher confirmant que l’utilisateur-ice avait plus de 18 ans), on peut toutefois s’interroger sur la pertinence générale de politiques répressives à l’égard de la pornographie. 

S’il n’est absolument pas question de minimiser les violences vécues ou représentées par l’industrie pornographique, il paraît aussi important de souligner plusieurs points. Tout d’abord, la pornographie est une production culturelle. Elle peut donc être un reflet des forces qui traversent la société, mais n’est pas par nature raciste, sexiste et violente. On peut imaginer, et cela existe – dans un cadre de diffusion largement minoritaire cependant – une pornographie différente, produite dans un cadre de travail respectueux, élargissant les pratiques et les individus représentés. Par ailleurs, une production culturelle est le résultat du travail de personnes qui la créent. Si ces conditions de productions sont actuellement propices aux violences, l’interdiction complète de la pornographie produirait comme effet de faire sortir ces travailleur-ses du droit. Au contraire, elle représenterait un facteur de risque supplémentaire, en empêchant l’organisation syndicale, l’intervention de l’inspection du travail, l’absence de protection sociale, etc. 

Dans sa lettre de démission du comité de rédaction du rapport de 2023 au HCE, le sociologue des sexualités et des médias Florian Vöros, questionne ce qui est codé comme violence dans les vidéos analysées par le rapport. Ainsi, il montre qu’est codé comme violent ce qui a trait à la sexualité en dehors du cadre de couple, hétéro, péno-vaginal, et sans vidéo. Des pratiques ayant trait à la sodomie ou au BDSM sont ainsi mises sur un plan similaire à des actes de viol ou de torture. Si des choses très graves sont effectivement présentées comme support d’excitation dans la pornographie, il convient néanmoins de se demander comment et par qui est codée la violence dénoncée. 

De plus, les rapports violents de genre, de race, de sexualité traversent toutes nos représentations, et pas seulement la pornographie. On peut alors voir le porno comme un miroir grossissant et déformé par les intérêts capitalistes de ce qui excite les principaux consommateurs. Si interdire la pornographie semble à peu près impossible et pas forcément efficace, il est par contre permis de la penser autrement. Un encadrement plus adapté aux besoins de cette industrie permettrait aux travailleur-ses d’exercer en sécurité. Une diversification des financements limiterait la dépendance aux entreprises en situation de monopole sur ce marché, et permettrait peut-être de réduire le racisme, sexisme, homo et transphobie qui l’habitent aujourd’hui.

Sur la question de la protection des mineur-es, la pornographie est une ressource parmi d’autres dans la recherche d’informations autour de la sexualité. Comme souligné encore récemment par les chercheuses Yaëlle Amsellem-Mainguy et Delphine Rahib, les pairs (partenaires, ami-es) sont toujours la première source d’information pour les jeunes.S’il n’existe aucun consensus sur le lien entre consommation de porno et criminalité sexuelle, l’importance d’ouvrir des espaces de parole et d’information autour de la sexualité à destination des enfants et des adolescent-es ne fait elle, aucun doute pour construire une vie affective et sexuelle épanouie, et non-violente. On attend toujours des actions significatives des pouvoirs publics en ce sens.

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