Catégorie : dossier

  • Des bombes pour la liberté : l’héritage américain de la guerre préventive

    Pour qui a vécu l’invasion de l’Irak en 2003 par les Etats-Unis, les dernières semaines ont pu raviver de mauvais souvenirs. La « guerre des douze jours » selon les termes choisis par Donald Trump, en référence à la durée qui sépare les premiers bombardements israéliens en Iran du cessez-le-feu approuvé le 24 juin, doit surtout sa brièveté à la supériorité militaire écrasante des agresseurs. Et si la guerre d’Irak a duré plusieurs années, il n’a fallu que 40 jours après l’invasion pour que George W. Bush déclare l’achèvement des combats conventionnels, et donc la défaite de l’armée irakienne. Entre les deux événements, la grammaire de la guerre « préventive », le brouillard de la désinformation et la promesse d’un Orient libéré par les bombes n’ont pas changé, quels que soient les ennemis du jour.

    En 2003, les États-Unis interviennent au Conseil de sécurité des Nations Unies. C’est le 5 février que Colin Powell, alors secrétaire d’État des États-Unis, s’y présente. Dans ses mains, une fiole désormais célèbre, qui contiendrait l’une des preuves de l’utilisation d’armes chimiques par Saddam Hussein, le président de l’Irak depuis 1979. Si la répression par le dictateur est une réalité sanglante dans le pays, il est désormais avéré que les preuves mises en avant par les États-Unis étaient fondées sur des informations fausses ou exagérées. Le rapport Duelfer d’octobre 2004 a révélé que le régime de Saddam Hussein ne possédait pas d’armes de destruction massive et n’en avait pas fabriqué depuis 1991, ni ne disposait de la capacité d’en produire. Ces allégations permettent néanmoins l’intervention au sol de la coalition menée par les États-Unis. L’invasion débute le 20 mars 2003 et les forces américaines ne se retirent du pays qu’en décembre 2011. Saddam Hussein est arrêté dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003, et pendu le 30 décembre 2006 au matin.

    Cette guerre est l’une des rares fondées explicitement sur une logique « préventive », dans l’objectif revendiqué de parer à la menace des armes de destruction massive.

    Mi-juin 2025, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sous l’égide de l’ONU condamne l’Iran pour non-respect de ses obligations en matière nucléaire. L’Iran avait notamment annoncé la construction d’un nouveau site d’enrichissement. Si l’Iran nie toujours vouloir se doter de l’arme nucléaire, affirmant que son programme reste civil, cette situation constituerait une menace selon les États-Unis qui ont entamé depuis avril un processus de négociation avec la République islamique sur le nucléaire et l’assouplissement des sanctions économiques. Pour eux, l’enjeu est d’empêcher le pays de développer l’arme nucléaire, qui menacerait l’équilibre de la région et la survie d’Israël. L’Etat hébreu, qui considère toute capacité nucléaire iranienne comme une menace existentielle, n’est pourtant ni signataire du traité de non-prolifération ni soumis aux inspections de l’AIEA. L’attaque des sites nucléaires iraniens par les États-Unis dans la nuit du 21 au 22 juin 2025 répond au même schéma de guerre préventive. Pourtant, en mars dernier, la directrice nationale du renseignement américain reconnaissait elle-même que les agences ne croyaient pas à une relance du programme nucléaire militaire iranien, officiellement gelé depuis 2003, selon l’AIEA.


    La notion de « guerre contre le terrorisme » a été introduite par l’administration George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Elle permet alors de justifier des interventions au sol en Afghanistan, et de dissoudre la notion d’ennemi dans un mode d’action plutôt qu’un acteur ou un État. Et de fait, aucune définition légale du « terrorisme » n’a jamais été arrêtée au niveau international. Le terme permet aussi confortablement pour les Etats-Unis et leur allié Israël, de désigner : Al-Qaida, le Hamas, le Hezbollah, Saddam Hussein, les cadres de la République islamique d’Iran… indépendamment de leurs différences idéologiques, religieuses ou stratégiques. Une recette pour tous usages et toute période. Ce mois-ci encore, Benjamin Netanyahou affirmait que « l’Iran est le régime terroriste le plus puissant du monde ». Donald Trump, de son côté, ne reprend plus cette terminologie depuis son précedent mandat, lui préférant celle d’ « État sponsor du terrorisme ». 

    En 2003, George W. Bush revendiquait fièrement la nécessité de faire tomber le régime de Saddam Hussein et d’instaurer un nouveau gouvernement. Cet objectif est atteint un mois après le début de l’agression américaine. Si à l’heure où nous écrivons ces lignes la perspective d’une intervention américaine en Iran ne semble pas d’actualité, Trump a déjà désavoué le régime. Il déclarait ce mois-ci : « Le peuple iranien mérite de vivre en paix, libéré du terrorisme que son régime leur a imposé ainsi qu’au monde. Nous serons aux côtés du peuple iranien pour un avenir meilleur. Un changement de régime est inévitable pour que la paix règne. » Des éléments de langage déjà partagés par Israël, Netanyahou affirmant en avril que « le régime iranien n’est pas un gouvernement normal. C’est une dictature qui soutient le terrorisme et menace le monde entier avec ses ambitions nucléaires. Le temps est venu pour le peuple iranien de prendre son destin en main, et le monde doit les soutenir dans leur quête de liberté. »

    On pourrait croire que cela crée une contradiction pour les progressistes. Dans les manifestations contre les bombardements israéliens et états-uniens, en France, des féministes iraniennes, kurdes et afghanes ont rappelé des décennies de luttes et dénoncé la présence de soutiens au régime iranien dans les cortèges. Elles ont parfois été violemment prises à partie. À gauche, certains voudraient encore et toujours que le soutien aux peuples et aux femmes constitue une trahison en contexte de guerre. Et à droite et à l’extrême droite, bien sûr, le mouvement Femme, vie liberté n’a de cesse d’être instrumentalisé pour nourrir l’islamophobie française.

    Certaines choses ne changent pas : depuis des décennies, l’interventionnisme armé des Etats-Unis et les bombardements israéliens ont pu faire tomber les dictateurs, mais jamais libérer les peuples. D’autres choses changent néanmoins, et la promesse électorale de Donald Trump d’arrêter les opérations extérieures états-uniennes n’est pas anecdotique. Elle est le témoin d’un modèle politique impopulaire y compris dans les pays impérialistes, et dès lors qu’il s’agit de guerres, déjà à bout de souffle.

  • Procès le Scouarnec : la réponse pénale encore dans l’impasse

    Au terme de trois mois de procès concernant l’affaire Joël Le Scouarnec, le verdict est tombé : 20 ans de prison, la peine maximale prévue par la loi, assortie d’une période de sûreté aux deux tiers. Le médecin, condamné pour des faits de viols et d’agressions sexuelles sur au moins 299 patient-es, a annoncé qu’il ne ferait pas appel. Cependant, la rétention de sûreté, qui permet qu’un détenu, après avoir effectué sa peine, puisse être placé en centre médico-judiciaire, n’a pas été retenue par les magistrats. Ce choix a déçu un certain nombre de parties civiles.

    Joël le Scouarnec est un chirurgien reconnu auteur de viols et d’agressions sexuelles sur plusieurs centaines de victimes, pour la plupart commis sous anesthésie générale, sur des enfants dont la moyenne d’âge est de 11 ans. Il a également reconnu avoir violé sa nièce pendant des années, mais les faits sont aujourd’hui prescrits : la période pénale retenue s’étend de 1989 à 2014. Condamné en 2005 pour détention d’images pédopornographiques, il avait été brièvement reçu par l’Ordre des médecins en 2006, à la suite du signalement d’un confrère. À l’issue d’un simple entretien de 40 minutes, au cours duquel il se justifie en évoquant des « problèmes conjugaux », seize médecins avaient conclu à l’unanimité qu’il n’y avait ni entorse à la déontologie, ni danger pour les patient-es.

    Le premier jour du procès Le Scouarnec, 30 autres médecins ont manifesté devant le tribunal de Vannes munis d’une banderole « Médecins agresseurs, violeurs : Ordre des médecins complice » pour dénoncer « l’omerta » dans le milieu médical. Tout au long du procès, médecins et responsables d’établissements ou d’organismes de santé ont défilé à la barre. Tous ont nié leur responsabilité, malgré les multiples alertes reçues. Comme le souligne le tribunal, Le Scouarnec lui-même écrivait dans son journal qu’il s’était senti « intouchable » après avoir été blanchi par l’hôpital et l’Ordre des médecins. Une enquête pour non-dénonciation de crimes et délits est toujours en cours.

    Cette décision, bien qu’ayant suscité moins de médiatisation que l’affaire Pélicot, intervient après plusieurs années où les questions des violences sexuelles faites aux enfants et particulièrement celles de l’inceste gagnent en visibilité dans l’actualité et les médias. Et aux lendemains des condamnations, ces deux affaires interrogent toujours : dans quelles conditions des hommes comme Joël le Scouarnec ou Dominique Pélicot ont-ils pu sévir durant de longues années, sans rencontrer d’obstacles majeurs ? Ce que révèlent ces affaires, c’est bien la complicité de leurs environnements et le mépris de la société pour leurs victimes. Pas tant une défaillance de la justice qu’un ensemble d’individus et d’organisations, dans leur grande majorité masculines, qui savent et laissent faire. 

    Les membres du collectif de victimes formé autour du procès de Joël Le Scouarnec rapportent n’avoir bénéficié d’aucun accompagnement réel après avoir été informé-es de ce qu’iels avaient subi — en particulier celles et ceux dont les viols ont été commis sous anesthésie, et qui n’en avaient aucun souvenir conscient. Une réalité qui contredit les déclarations du Garde des Sceaux, selon lesquelles un suivi systématique aurait été assuré. Au-delà des carences de la prise en charge des victimes, le collectif dénonce aussi dans un communiqué publié le 15 mai dernier le silence qui entoure l’affaire et l’inaction qui “fabrique les victimes de demain”. Quelques mois après le procès Pélicot, le plus faible intérêt médiatique pour une affaire dans laquelle des centaines de personnes sont victimes, et non plus une seule, peut en effet surprendre. Si la société commence à accepter de regarder en face que les violeurs sont des « hommes ordinaires », lui est-il encore plus difficile d’admettre qu’on laisse tout autant faire des violeurs « extraordinaires », qui comme Le Scouarnec ont pu agir pendant des années sans que rien ne se passe ? Les victimes regrettent enfin une impunité qui perdure et une inaction du monde médical, notamment des anciens collègues du chirurgien. Le 1er juillet prochain, les représentant-es du collectif seront auditionné-es par les commissions des Lois et des Affaires sociales de l’Assemblée nationale.

    Sur le terrain, très peu de moyens sont déployés dans les hôpitaux pour que les patient-es, et a fortiori les enfants, puissent s’exprimer en cas d’agression. Au-delà d’une plainte pénale, il reste possible d’écrire aux directeurs d’hôpitaux, à l’Agence Régionale de Santé, ou même directement à l’Ordre dont dépend le professionnel question. Cependant, le corporatisme, la méfiance des patient-es, les frais pour engager un-e avocat-e et la lenteur des procédures n’incitent que peu à la prise de parole. En parallèle de ce procès, une autre affaire suscite l’attention : un gynécologue de 74 ans, aujourd’hui retraité, dans le Val-d’Oise est accusé par 92 femmes de faits de viols entre 2003 et 2015 ; son procès est renvoyé à 2026. Cette nouvelle affaire met aussi en lumière la spécificité des violences sexuelles en milieu médical, souvent difficiles à identifier comme telles par les victimes en raison de leur imbrication avec des gestes médicaux ou des examens.

    Ce que nous apprennent ces procès, c’est que ces violences ne sont ni des anomalies ni des dérives individuelles. Elles s’ancrent dans des institutions supposées protectrices — la famille, l’école, l’hôpital — et prospèrent grâce au prestige, à l’autorité, au silence et à l’impensé des violences au sein de ces institutions. Loin d’être des figures monstrueuses isolées, ces agresseurs sont des hommes du quotidien, souvent perçus comme des « bons pères de famille ». Ce n’est pas la menace pénale qui les a retenus et ce ne sont pas leurs pulsions qui leur ont permis d’agir, mais bien des occasions et l’assurance que rien ni personne ne viendrait les arrêter.