Le 14 octobre à 10h, l’ensemble des élèves a observé une minute de silence en hommage à Samuel Paty et Dominique Bernard, assassinés dans ou à proximité des établissements où ils enseignaient. Cet hommage national, légitime pour commémorer la mort de deux professeurs dans l’exercice de leur fonction, interroge néanmoins en ce qu’il dit du rôle de l’école dans la rhétorique de la lutte contre le « terrorisme islamiste ».
Cet hommage répond à l’émotion réelle qui traverse le corps enseignant, mais passe sous silence d’autres mort-es dans l’exercice de leurs fonctions. Sont oubliés par exemple les meurtres comme ceux d’Agnès Lassalle en 2023 et de Mélanie Grapinet, assistante d’éducation, en 2025. Plus gênants encore pour le ministère, les suicides de Caroline Grandjean-Paccoud des suites d’un harcèlement lesbophobe en 2025 et de Christine Renon dans son école à Pantin en 2019, épuisée au travail, ne font toujours pas l’objet de communications officielles. Toutes des femmes. Cette sélectivité interroge. Le point commun des victimes oubliées, outre leur genre, est qu’aucune de ces morts ne découle d’auteur-es musulman-es, et ne peut donc être inscrite dans le discours de lutte contre le terrorisme qui structure les politiques de l’Éducation nationale depuis des années.
Depuis 2014, l’école est au cœur du Plan de lutte antiterroriste (devenu Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme), mis en place par le ministère de l’Intérieur et une instance spécifique, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Une politique de repérage et de signalement des jeunes radicalisé-es est déployée, à travers la plateforme nationale stop-djihadisme.com et, dans le cadre d’actes en ligne, PHAROS. Un livret présentant des « signes caractéristiques afin d’aboutir à un faisceau d’indices probants et cumulatifs » de radicalisation est diffusé à l’ensemble des personnels. Ce vocabulaire, issu du management stratégique et des services de renseignement, a des effets bien concrets : dès la rentrée 2020, des élèves perçu-es comme musulman-es, dont un enfant de 8 ans, sont interpellé-es et placé-es en garde à vue pour « apologie du terrorisme » du fait de réactions jugées déplacées pendant les minutes de silence. Aggravées par les dispositions de la loi dite « séparatisme » de 2021, ce faisceau de mesures incite les agent-es de l’Éducation nationale à scruter, réprimer et signaler des élèves et familles perçu-es comme musulman-es donc nécessairement suspectes.
Pour autant, il est impossible de comprendre ces offensives récentes sans remonter à la loi du 15 mars 2004 sur les tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’école. Cette loi, aboutissement de 25 ans de panique morale suite à « l’affaire de Creil » entérine un changement profond du sens de la laïcité. D’un principe, fixé en 1905, de séparation des Églises et de l’État – impliquant la neutralité de ses agent-es – et de protection de la liberté de culte, la laïcité est étendue aux usager-es des services publics, ici les élèves, dans un contexte visant explicitement le port du voile. Les 20 dernières années d’application, à coup de polémiques initiées par l’extrême droite, des groupes issus de la gauche laïque comme le Printemps républicain et les ministres successifs, montrent le caractère islamophobe de ce texte. Concrètement, depuis 2004, l’école réglemente les tenues vestimentaires de ces jeunes filles : la polémique de « l’abaya » en 2023 avait pour corollaire l’interdiction de robes jugées trop longues au motif que l’élève la portant est jugée musulmane. Le contrôle s’exerce aussi sur les mères portant le foulard, régulièrement attaquées lors de leur participation à des activités pédagogiques.
Bien sûr, l’islamophobie n’est pas l’unique forme de racisme dans l’Éducation nationale. L’école est un espace essentiel de reproduction de l’ordre raciste, dans toutes ses dimensions. Comme lieu de travail, l’école est structurée par une division raciale des tâches : la clause de nationalité relègue les non-français-es au statut de contractuel-es, les fonctions peu valorisées et précaires (assistant d’éducation, accompagnante d’élève en situation de handicap, agent-es) sont occupées de manière prédominante par des personnes non blanches. De plus, l’école, dans ses programmes scolaires, naturalise une vision inégalitaire de l’ordre social, comme en histoire-géographie, où la domination coloniale et ses effets contemporains sont souvent minimisés. Elle la parachève enfin par des pratiques d’orientation différenciées des élèves, en envoyant massivement les enfants des classes populaires non-blanches vers les voies professionnelles (43,6% des jeunes issus de famille d’immigrés entrée en 6ème en 2007, contre 35,7% des natif-ves selon un rapport du CNESCO).
Cependant les réponses politiques se structurent. Dans la difficulté, les syndicats s’emparent de la question du racisme, avec le livre Entrer en pédagogie antiraciste publié en 2023, et l’intégration de la revendication de l’abrogation de la loi de 2004 par plusieurs structures. Depuis mai 2025, SUD éducation est la première centrale syndicale à porter cette orientation, et plusieurs sections de la FSU (syndicat majoritaire) et de la CGT s’y rallient progressivement. Ces luttes se font au prix de rapports de force coûteux : les convocations et sanctions envers les personnels se multiplient, notamment quand il s’agit de l’application de la loi de 2004. Au sein des structures syndicales, les militant-es antiracistes font face à des réactions parfois virulentes, tant une partie de la gauche enseignante a participé à la production et à la défense de la loi de 2004, comme soulevé à Sud éducation et à la FSU par des militant-es. Les lignes bougent néanmoins, et aux tentatives de silenciation par le vacarme de l’institution, des voix s’élèvent pour transformer l’école et plus largement la société.